L’art pour le vivant

Texte proposé pour TextWork, fondation Pernod Ricard - Lélia Demoisy, Giulia Zanvit, Eugénie Touzé

Installation de Lélia Demoisy au Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2022 © E. Sander

   Octobre 2024. Paris. Palpitations circonscrites sous la grisaille. Paris dont les pavés sont battus par les souliers pressés. Ample cancan pour rattraper le temps. Là, pourtant, sous la belle verrière, un autre pouls...

  Bien à l’abri, de l’autre côté de la porte de verre et de fonte du Carreau du Temple, les œuvres de Lélia Demoisy offrent une respiration. De drôles de carapaces, animaux étrangement lourds semblent escalader les cimaises. La foire d’art contemporain et de design AKAA est une nouvelle occasion de rencontrer les sculptures en bois de l’artiste. Ce sont celles-là qui, à la frontière des règnes, jouent à trahir leur matière. Les Carapaces rappellent le monde animal, la structure d’une tortue ou d’un insecte. Cette forme tirée d’un « bois anonyme » sauvé du feu, est très réaliste. Cette autre créature, boule brune parfaitement lisse modelée dans le bois, pourvue de plumes d’autruches blanches qui s’épanouissent à fleur de peau, renforce le trouble. L’artiste contrecarre la matière, joue sur le décalage et propose un au-delà. Elle donne un corps au bois. Il fait peau neuve. En cela, elle crée les contradictions nécessaires à l’analyse du vivant.
Lélia Demoisy, lauréate du prix Carta Bianca et exposée par COAL, le 20 novembre 2024, pour la seconde édition de Sans Réserve, au musée de la Chasse et de la Nature, s’est distinguée souvent, par son rapport aux corps. Elle considère d’abord, leur architecture puisqu’elle sculpte dans le bois des éléments de l’anatomie des animaux ou de l’Homme, insufflant ainsi une vie hybride à ses ouvrages. Mais aussi parce qu’elle pense dans la sculpture même, le mot corps. Non pas ce corps tiré du terme latin « corpus », dénomination pratique qui tend à distinguer l’âme (anima) et la chair, partie palpable de l’être, corps excluant qui consacre l’humain parmi les vivants et qui divise en règnes. Elle s’intéresse plutôt au corps-soma, à sa racine grecque, soit à la matière vivante, plus englobante : humaine, animale, végétale. Soma d’ailleurs, bien proche du terme grec sêma qui signifie le signe. Parce qu’il est d’abord question de la perception, de ce qui fait sens. Le corps est le médiateur d’une signification. Et si l’artiste joue avec les corps, en cherchant à faire valoir les points de rencontre, les connexions possibles, c’est parce qu’elle considère l’être de manière globale. Voilà la pierre angulaire : Lélia Demoisy tend à proposer une expérience des vivants, abolissant les frontières, créant plutôt des ponts et des soudures.
  La Terre n’est pas inerte, elle est parcourue par une multitude de vies qui la façonnent. James Lovelock, philosophe et scientifique, le clamait haut et fort : ce que nous croyons passif, inanimé, est en fait saturé de vie. Sous les doigts de Lélia Demoisy, sa pensée s’incarne et croît : cette écorce est une peau, ce cerne, le pli d’une chair. Pour aller plus loin encore, les pièces sont conçues sans socle : elle vivent, elles évoluent, indépendantes, dans l’espace de l’exposition.


  Dans la lumière tragique de notre temps qui montre crus les dommages de l’anthropocène, la scène artistique française s’érige pacifique. Pas de discours écologiques exaltés, furieux ou désolés : la morale, on le voit, n’a que peu d’échos. Niché au cœur de l’Art, dans la sphère sensible, un autre discours s’est développé.
  Les mythes animistes qui sacraient la grandeur de la Nature et de la Terre, et qui intimaient son respect et sa protection, sont désormais pour beaucoup, des histoires qu’on se raconte pour se divertir. Pour faire entrer de nouveau le vivant dans le champ de notre attention, la Science a pris le relai, abordant l’aspect logique, organisé, cartésien, froid. L’Art, lui, parle au cœur. La Nature s’offre en grand, véritable paysage qui se laisse contempler tout entier en silence ou points par points. Ce silence, ce n’est pas une solitude. Il est l’occasion d’une rencontre, car ici, les œuvres sont le verbe. Laudatives, elles dévoilent à nouveau les beautés naturelles. Elle évaluent - évacuent parfois - le recours aux artifices. L’œuvre propose un renouvellement du rapport au vivant, s’éloignant d’un greenwashing pompeux qui défigure les mots et travestit les ambitions.

Giulia Zanvit, Pietro, Grès noir, pierre de Schiste et Quartz, 17 x 12 x 36 cm, 2024

  En échos à la création de Lélia Demoisy, l’artiste plasticienne Giulia Zanvit ménage elle aussi des rendez-vous avec la Nature. Ses sculptures présentées par la Galerie Porte B lors de l’exposition Matières Tangibles et Récits Invisibles, en septembre 2024 notamment, font l’épreuve de l’harmonie des vivants. Sans artifices, en ancrant son geste dans une démarche éthérée (pas de colle, ni de colorant chimique, que de la récupération et de l’assemblage), elle tend à montrer les points d’équilibre, les beautés discrètes qu’ils portent en creux. Car pour Giulia Zanvit, un morceau de nature peut servir de thème à toute une vie. La forêt est son panthéon. Sous le toit des arbres, dans la cueillette, elle trouve la matière propre à sa création. Ensuite, l’artiste dessine, sculpte, peint, assemble, considérant une mesure dans son geste, celle qui permet de « faire art », et qui tend à ouvrir une fenêtre sensible sur le vivant. La main de l’artiste est un guide : l’étape nécessaire pour se rendre compte de l’harmonie des êtres, l’appréhender dans un ensemble qui n’écrase pas la multitude. Ce geste est un rituel qui n’élimine rien des hasards de la nature, il n’a rien de mécanique. Il s’adapte au contraire à ses irrégularités, la montrant vraie, sans détour, foncièrement belle. La sculpture Pietro est une composition délicate : la pierre de Schiste aux arrêtes accidentées – lignes de vie qui en font la beauté – repose sur un socle en grès, moulé sur nature. Le corps minéral et la forme artistique s’épousent pour créer un tout qui raisonne.

  Aussi, en mars 2023, dans la même galerie, Giulia Zanvit avait inauguré une expérience artistique inédite (non pas une performance qui impliquerait un résultat, un rendement, ou une efficacité). Dans La Cérémonie du haut monde, l’artiste mettait en scène à travers un rite initiatique, une somme d’éléments qu’elle avait collectés au hasard de ses promenades : une graine de salsifis, une graine de Malabaila aurea, la coquille d’une huitre. Pendant une poignée de minutes, elle nous invitait à partager son émerveillement, sans un mot, montrant tour à tour les prodiges lovés dans ces fragments de nature. L’œuvre s’inscrivait dans un hic et nunc, elle posait une tension au présent, entremêlant dans les liens du sensible et dans l’instant, le soi et l’autre. C’était le spectacle du tout petit, du détail dans lequel s’est dissimulé l’éclat, la superbe – ceux-là mêmes qui nous échappent – suivant la chorégraphie épurée du rituel. Ainsi, elle nous montrait la voie pour cueillir les beautés que nos sens ne perçoivent plus. Car il s’agissait bien de voir (et de voir bien), de toucher, de sentir, de goûter et d’entendre. La voix sèche du bois, la note argentine de l’eau qui accompagne le mouvement de l’artiste chantait plus fort ses propres atours : l’artiste a levé le voile pendant cette expérience, et la magie a opéré. Giulia Zanvit redonne forme au visible dans lequel l’enchantement n’est plus seulement propre aux contes et aux légendes, plus seulement cantonné à l’âge puéril. Il éclot dans le quotidien, au contact de la Nature. Le fil d’Ariane de son œuvre dense est d’apprendre à mieux voir, mieux penser avec la nature. Point de discours moralisateurs disions-nous, seulement un point de contact.

  La parole est donnée tout entière aux vivants. La nature n’est plus un motif, un décor. Ce qui a longtemps été accessoire est devenu sujet : une somme de corps fertiles qui se laissent admirer.

Eugénie Touzé, Border le jour, Vue de l’exposition à la galerie Porte B, 2023

Eugénie Touzé participe à ce mouvement. Photographe et vidéaste, elle délimite un espace à observer dans le cadre de son objectif. La caméra est posée, là, dans un coin de nature a priori déserté, visant un petit bout de prairie, la cime des arbres ou la bordure d’une forêt. L’artiste filme un plan fixe pendant de longues minutes. Les bruits du vent, le chant d’un oiseau, le tam-tam de la pluie sur les feuilles habillent l’image. Les voix feutrées de la nature compensent la frustration d’une lucarne statique, laissée vide ou presque. Et puis un bruissement jusqu’à lors inconnu, un mouvement nous surprend : un animal traverse l’écran, farouche dans une course échevelée, ou plus mollement, s’avançant oisif. L’œil vif, aiguisé désormais et le souffle contenu, la vidéo a happé notre attention. Incorporés dans le paysage, aspirés, fondus, nous faisons partie de ce Tout.
  Voilà l’œuvre au sommet de laquelle se jouent les formes de vies, floues, oubliées. Dans l’image projetée, elles retouchent les lignes d’horizon, elles redéfinissent le lieu, redonnent un corps palpable aux vivants. Dans ce hors-temps propre à la contemplation – puisque la vidéo liquéfie le temps, le concentre et le dissous - l’artiste a arrangé un point de contact avec la nature, sans filtre. Présentée en mars 2023 par l’association Fertile impulsée par Laure Boucomont qui met en lumière des artistes qui valorisent la nature, puis présentée en avril 2024 dans l’exposition Border le jour, à la galerie Porte B, Eugénie Touzé, choisit de donner des voix et montrer les corps en mouvement, fracas de vies sans pompe, qu’il faut reconsidérer.

    Un point de contact, un pont entre nous et eux. Il s’agit d’une reconnexion en privilégiant une approche sensible. La scène artistique dont ces trois artistes sont les représentantes, fait vivre la pluralité et le dynamisme des formes d’être. Elles montrent un réel inouï, excitent doucement la vue, le toucher et l’ouïe pour mieux se reconnecter sensiblement avec le vivant.

20 novembre 2024